Shinjuku No : matérialisation, perception et application des règles de la gare

Augé Marc, Un ethnologue dans le métro

In Augé Marc, Ouvrage on 2002/01/01 at 00:00

© Augé Marc, “Un ethnologue dans le métro”, Paris, Hachette litteratures, pluriel actuel, 2002 (1986), 121 p.

“L’extrême précision de ces gestes machinaux évoque assez l’aisance de l’artisan à modeler l’objet de son travail. L’usager du métro ne manie pour l’essentiel que du temps et de l’espace, habile à prendre sur l’un la mesure de l’autre. Mais il n’a rien d’un physicien ou d’un philosophe kantien ; il sait s’adapter aux rigueurs de la matière et à l’encombrement des corps, amortissant d’un mouvement du poignet l’élan d’une porte que lui renvoie sans ménagements un gamin égocentré, piquant sans trembler le billet de sa carte orange dans la fente étroite du portillon d’entrée, frôlant les murs et prenant à la corde son dernier virage, deux à deux les dernières marches, avant de sauter dans la voiture entrouverte, d’échapper d’un coup de reins aux mâchoire de la porte automatique et d’exercer des avant-bras une insistance pression sur la masse inerte de ceux qui l’avaient précédé n’imaginant pas qu’un autre puisse les suivre. […] La majorité des parcours singuliers dans le métro sont quotidiens et obligatoires. On ne choisit pas de les garder ou non en mémoire : on s’en imprègne, comme du souvenir de son service militaire.” pp. 15-16
“Sur la toile de fond du métro nos acrobatie individuelles semblent ainsi participer de façon heureusement apaisante au sort de tous, à la loi du genre humain que résument quelques lieux communs et symbolise un étrange lieu public – enchevêtrement de parcours dont quelques prohibitions explicites ( « défense de fumer », « passage interdit ») accentuent le caractère collectif et réglé.
Il est donc bien clair que si chacun « vit sa vie » dans le métro, celle-ci ne peut se vivre dans une liberté totale, non as simplement parce que nulle liberté ne saurait se ivre totalement en société, mais plus précisément parce que le caractère codé et ordonné de la circulation métropolitaine impose à tout un chacun des comportements dont il ne saurait s’écarter qu’en s’exposant à être sanctionné, soit par la puissance publique, soit par le désaveu plus ou moins efficace des autres usagers. La démocratie aura incontestablement fait de grands progrès le jour où les voyageurs les plus pressés ou les moins attentifs renonceront d’eux-mêmes à emprunter le couloir d’arrivée pour sortir, sensibles enfin à l’honneur que leur fait, par son appel à une morale sans contrainte, le simple écriteau « passage interdit ». Certains y restent insensibles, il faut l’avouer (le plus étonnant étant peut-être qu’ils ne soient pas plus nombreux), et courent avec plus ou moins d’allégresse ou d’innocence le risque de recevoir à l’occasion d’une bousculade dont ils sont la cause première un coup de coude vengeur de l’un de ceux qui, comme moi, se font encore de la liberté une idée rousseauiste.
Transgressée ou non, la loi du métro inscrit le parcours individuel dans le confort de la morale collective, et c’est en cela qu’elle est exemplaire de ce que l’on pourrait appeler le paradoxe rituel : elle est toujours vécue individuellement, subjectivement ; seuls les parcours singuliers lui donnent une réalité, et portant elle est éminemment sociale, la même pour tous, conférant à chacun ce minimum d’identité collective par quoi se définit une communauté.” pp. 52-54

“La monographie d’une grande station , d’une « correspondance », devrait s’ouvrir par une description méthodique des lieux […] Dans la station elle-même, sur tous les quais et dans tous les couloirs la liste devrait être dressée de toutes les affiches qui par des moyens divers tentent d’attirer et de retenir l’attention des passants – une estimation précise pouvant d’ailleurs être faite, à la suite d’observations prolongées et répétées, du succès qu’elles rencontrent auprès de divers publics qu’elles contribuent d’ailleurs à définir. L’affichage publicitaire lui-même obéit, on le sait, à n rythme particulier, et des études technologiques complémentaires pourraient utilement accompagner la monographie […].” pp. 104-106

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